Albin de la Simone. Drôle de nom. Mais le plus drôle, c’est qu’il est vrai ! Celui qui le porte l’a hérité d’ancêtres ainsi baptisés d’après le nom d’une rivière, la Simone, qui veine quelque part le creux de l’Aisne. Voilà pour la généalogie, mais pas tout à fait pour la géologie, car on trouvera à la fois cocasse et poétique qu’un auteur-compositeur-musicien-chanteur doté d’un nom de rivière fasse équipe sur son premier album avec un réalisateur artistique nommé Renaud Létang. Entre ces deux-là, une parenté bucolique irriguée à l’eau douce mais également, avant tout, une confluence naturelle d’esprit et de ton, associant l’écriture pointilleuse de l’un et le savoir-faire pointilliste de l’autre pour donner corps (sans oublier l’âme) à une douzaine de chansons aussi séduisantes qu’inattendues.
En cherchant un peu, évidemment, on n’aura aucun mal à recomposer autour d’Albin une famille artistique de doux-dingues, de Boris Vian aux Chédid père et fils et, par lien direct, d’autres illustres histrions de la coolitude avec lesquels notre homme a collaboré durant la dernière décennie comme pianiste ou arrangeur en studio et sur scène : Souchon, Arthur H ou Mathieu Boogaerts. Entre autres. Car la carte de visite d’Albin de la Simone ressemble à une mappemonde. Angélique Kidjo, Jean-Louis Aubert, Salif Keita, Alain Chamfort ont notamment fait appel aux services de cet autodidacte venu au jazz par atavisme (son père est clarinettiste de jazz, tiens donc) mais qui n’a depuis cessé d’élargir sa gamme, moins par lassitude que par goût des rebondissements et de l’aventure.
Néanmoins, l’élan naturel qui l’a conduit de la musique instrumentale à l’écriture de chansons ne s’est pas fait en un jour. Il lui faudra même du temps, pas loin d’une décennie, pour mesurer l’élasticité infinie et les pouvoirs diaboliques de cet art faussement modeste. Les chanteurs qu’il accompagne finissent de lui en transmettre le virus : le soir venu, lorsque les « officiels » désertent les studios, lui se plaît à traîner dans les lieux pour mettre à plat quelques idées, dans le secret bien cadenassé qui est l’apanage des grands pudiques, seul au monde et aux commandes de tous les instruments. Lorsque des oreilles amies finissent par avoir vent de ces agissements nocturnes et entendent avec étonnement le si singulier résultat, les encouragements pleuvent sur les épaules d’Albin, qui se résout alors à assumer au grand jour sa nouvelle vie de baladin.
Le voilà donc, contant des historiettes sans conséquence mais nullement sans substance, pratiquant avec un certain plaisir amoral une langue mouchetée d’épines – ça gratte mais c’est pas grave - , maquillée par une voix à la neutralité inquiétante. Il dit aimer l’aspect « consommable » des chansons, leur côté bonbons, mais les siennes ont assurément plus le goût du poivre que celui du miel. On s’y pend (Ton pommier), il y a des Piranhas dans le lavabo et cachés dans les disques, on gobe n’importe quoi (Tu es là) et on frôle un à un quelques délicieux interdits (Délice, Du bon côté) avec une légèreté déconcertante. Chanteur décalé ? Oui, mais en décalage horrible, nourri au ciné-malsain de Cronenberg et aux contes cruels importés du Japon à travers les films et les livres qui le nourrissent depuis des années. Voyez l’inventaire, tel un Prévert pervers, qu’il effeuille sur Elle aime, en duo avec Feist, canadienne anglophone (ici en VF) qu’on a déjà aperçue en appât sexy aux côtés de Gonzales. Quant à l’autre duo du disque, avec un Souchon en grand prince de l’autodérision, il met en balance la barmaid Patricia, entichée d’un vieux chanteur (Alain) tandis qu’un jeune godelureau (Albin) cherche à attirer ses faveurs. D’une prose rosse, Albin brosse des situations à hurler de rire, même si ce rire menace à tout moment de virer au jaune, voire au noir. Sur l’air innocent d’une petite ritournelle, Avant tout, I want you est en l’espèce un modèle de déclaration vacharde.
Côté musique, autour du piano oblique d’Albin, c’est une fanfare méticuleuse qui avance à pas sournois, sur des cadences proches du débit parlé mais qui s’emballent aussi sans prévenir, provoquant à l’écoute cette sensation curieuse d’avoir affaire à un genre d’exotisme immédiatement familier. Une brassée de cuivres soufflent ici un vent rauque, une scie musicale laisse échapper ses ondoiements irréels, ailleurs un vieux banjo (tenu par Mathieu Chédid) bringuebale autour d’une valse, plus loin un clavecin et des chœurs pop forment comme une farandole enfantine… Partout la patte gracile de Renaud Létang et les trouvailles sonores et aromatiques d’Albin donnent de l’air et de l’allure à ces airs qui, une fois entrés dans la tête comme par une délicate effraction, menacent sans que personne ne songe à s’en plaindre d’y élire domicile pour longtemps.
Christophe Conte - 2003
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