J'ai posé mon premier pied en Afrique au milieu des années quatre-vingt, j'avais alors quinze ans. C'était au Burkina Faso dans le cadre d'un voyage médiatico-humanitaire-pistonné , et j'en garde un intense souvenir. Trois semaines de vie chez l'habitant à Ouagadougou, avec un programme évidemment riche en découvertes culturelles. Entre autres par les multiples rencontres avec Thomas Sankara, le "Che africain". Le capitaine Sankara était, à trent-cinq ans, le chef révolutionnaire du gouvernement Burkinabé, engagé dans un grand nombre de luttes. Non-paiement de la dette africaine, libération de la femme, anti-corruption, anti-suprématie occidentale... Contrairement à la plupart de ses voisins, il avait considérablement réduit le train de vie du gouvernement en imposant la R5 plutôt que la Mercedes, se déplaçant lui-même souvent en vélo. C'était symbolique, et très fort. Renversé et assassiné par son bras droit un an après mon séjour au Burkina, il est devenu dans tout le continent un héros autant qu'un symbole. Ce voyage au Burkina Faso ayant été monté par 7 sur 7, Télérama et quelques ONG, il nous ouvrait d'étonnante portes. L'apprenti-punk de 15 ans que j'étais n'a compris que beaucoup plus tard la nature exceptionnelle du fait de planter un arbre avec Thomas Sankara, déjeuner et même jouer du blues avec lui.
Puis au milieu des années quatre-vingt dix, j'eus une seconde occasion de me promener en Afrique de l'ouest. Un mois et une semaine de tournée avec la chanteuse Angélique Kidjo. La star béninoise - que j'accompagnais aux claviers - n'était jamais rentrée en Afrique depuis son succès planétaire. Cette tournée promettait donc d'être incroyable, et elle le fut. Niger, Mali, Bénin, Togo, Ghana, Côte d'Ivoire. Près d'une semaine dans chaque pays puisque nous jouions seulement les week-ends. Un mois d'endroits incroyables, de gens incroyables, et de tout ce que provoque le fait de traverser ce continent avec le passeport de "musicien d'Angélique Kidjo". Nous faisions à peu près deux concerts par pays. Souvent un premier dans la grande et belle salle de la capitale (je me souviens par exemple de l'hôtel Ivoire à Abidjan), avec pour public un gratin d'officiels-présidents-militaires-ministres-expats-riches (le billet coûtait cher) assis dans de confortables fauteuils. Le second concert se déroulait dans le stade de foot, public debout et en voix, billet très abordable, multiples premières parties, concert à une heure du matin, pannes d'électricité, Angélique explosive, chaleur extrême, folie.
Entre autres, je me souviens de ce stade dont les gradins, 20 000 places, étaient grillagés. Étrange concert, et pourtant quelle communication avec le public ! Et ce jour, où arrivant dans le stade pour y installer les équipements, nous eûmes la surprise de trouver, en plein centre du terrain de foot, un ring de boxe de quatre mètres sur quatre et une prise électrique. Nous étions normalement sept sur scène, dont une batterie, un gros set de percussions, trois claviers en angle, un danseur et des choristes. Mais sur ce ring, on ne tenait qu'à trois. Il fallut remettre le concert à plus tard, ce qui ne fut un problème pour personne. Une scène fut construite, le public revint deux jours plus tard et l'embrasement eut lieu. Merveilleux.
Je me souviens du transistor que je dus remettre à un certain Erik "de la part de Jean-Prisu". On surnommait mon oncle "Jean-Prisu" en Afrique depuis les années soixante, pendant lesquelles il avait dirigé les succursales du grand magasin Prisunic dans les ex-colonies. Erik, qui avait été son chauffeur secrétaire conseiller, puis finalement amant, avait eu les larmes aux yeux en m'entendant dire "de la part de Jean-Prisu".
Je me souviens aussi, je ne sais plus dans quelle ville, de la distance incroyable qui séparait la scène du public. Peut-être vingt mètres de no man's land parsemé de militaires armés de gourdins pour assommer les téméraires. Ce soir-là, il était impossible de faire monter les fans sur scène, et impossible aussi de les faire participer en chantant, tant la distance nous séparant d'eux retardait le son. Angélique chantait, le public l'entendait en retard, répondait en retard, et nous l'entendions plus en retard encore ! Si bien que les chœurs ou les claps nous semblaient toujours complètement à côté de la plaque.
Je me souviens de ces nuits passées après ces concerts, à improviser avec des amis éphémères, au So What de Cotonou ou au Jazz Club de Bamako. Le jazz présente l'inestimable avantage d'être un langage pratiqué dans le monde entier : "Round about midnight" se joue à peu près de la même manière à Cotonou, Bamako, Tôkyô ou Montréal : mal. Seule la bière change.
Je me souviens aussi de cette nuit, celle de mon vingt-sixième anniversaire. La voiture allemande qui m'attendait au pied de l'hôtel pour la troisième fois consécutive. Il était quatre heures du matin et je n'avais dormi que cinquante minutes. J'étais en ruine. Une fois encore j'avais accepté l'invitation. Erik m'attendait assis sur le capot de la voiture, l'oreille collée au transistor que je lui avais apporté trois jours plus tôt. Mon rendez-vous était fixé à quatre heures trente. À sept heures je devais être de retour dans mon lit, les poches déformées par cinq fois mon salaire mensuel de musicien d'Angélique Kidjo.
La nouvelle patronne d'Erik, une grande dame brune, s'appelait Edmée. Elle était franco-émirati, son père vivait encore à Abu Dhabi. Erik m'avait parlé d'elle et de ses étranges pratiques au téléphone le lendemain de notre première rencontre. Il m'avait fait l'étonnante proposition après avoir remarqué mon intérêt pour les plaisirs.
Pendant que nous roulions en direction du point de rendez-vous, je vérifiais mon bagage. La toque, surtout. La tunique et la toque. L'habit constituait plus de la moitié de la réussite de ma mission, j'en avait bien conscience. Une autre partie de mon succès reposait sur la qualité du matériel et cette nuit-là, ma petite valise noire était impeccable car j'avais passé une bonne partie de l'après-midi à restaurer mes outils. Huit couteaux japonais, une pince à homard en plomb, un coupe-foie et la baïonnette à cou. Le reste dépendait de moi, de mon humeur, de mon état. Ma main droite tremblotait, je voyais flou, mon nez séché par le sable ne me révélait aucune odeur, et ma langue collait si fort au palais qu'il me fallait saliver par litres. Un peu inquiet, je profitais des dernières minutes de Mercedes pour tenter de réunir mes facultés.
Edmée nous attendait sur le pas de la porte de son simili-château caché derrière un baobab. Ses invités étaient déjà installés dans le grand salon triangulaire, en tenue. Ils étaient à peu près treize, en position du lotus sur des coussins de couleur disposés à même le sol tout autour de mon billot. Entrant dans le salon, je fus accueilli par un râle collectif. Les yogis multicolores arboraient un sourire grotesque désarmant. Leur bonheur me prenait à la gorge. Ma main droite tremblait toujours. Je savais la caméra d'Erik et Edmée postée derrière le miroir. Il fallait agir en douceur, prendre le temps, alors j'occupais la première heure à chalouper entre les coussins, la toque vissée sur mes dred-locks, rompant parfois le calme en giflant un méditant par surprise.
Puis, dévoilant ma nudité par les pans de ma tunique ouverte, je saisissais la mallette noire, la hissais à bout de bras et commençais à tourner sur moi-même. À mesure que je tournoyais, les regards concentrés sur moi me faisaient entrer en photosynthèse. Un halo d'oxygène se formait autour de ma silhouette, s'élargissant jusqu'à envahir la pièce. Dans le brouillard, les yogis formaient de petites taches colorées que je voyais défiler devant mes yeux. La température montait. Ma rotation s'accélérait. Le râle se faisait plus franc, plus continu. Plus aigu aussi. Au paroxysme de ma transe, je m'arrêtais brutalement, abandonnant mes yogis en équilibre au bord du nirvana. Alors le premier son mat retentissait. Plap ! Puis un second puis un troisième. Les yogis transis éclataient les uns après les autres comme du pop corn.