extrait du livre La Marmite, éditions La Machine à Cailloux
Octobre 2006. Je suis en ce moment au café Hati dans une galerie
marchande de l'aéroport Ngurah Rai, à Denpasar, chef-lieu de l'île de Bali,
province d'Indonésie, pays asiatique. Je bois une Danone Aqua, c'est à dire de
l'eau. C'est drôle et pas drôle de remarquer qu'ici comme en France, l'eau
appartient à Danone. Je vais payer cette eau 10 000 roupies, c'est à dire un
peu moins d'un euro. C'est le prix d'un repas complet dans la rue, mais dans un
aéroport, tout est plus cher, c'est connu. Il est 17h30. J'attends un avion qui
me conduira à Kuala Lumpur en Malaisie. J'y arriverai vers 21h. J'attendrai
là-bas deux heures et monterai dans un second avion qui, lui, me ramènera à
Paris où j'atterrirai demain vers 14h, c'est à dire vers 7h heure de Paris. Je
voyage avec Malaysia airline mais je vois peu de malaysiens autour de moi pour
l'instant, d'ailleurs je ne sais pas si je saurais les reconnaître. Cette
compagnie est bien car elle offre pour chaque siège, sur un écran personnel,
une quarantaine de films dans différents langages ainsi que des jeux et des
émissions plus ou moins asiatiques. Avec ça, le voyage passe beaucoup plus
vite, c'est impressionnant. J'ai franchement hâte d'entrer dans l'avion.
J'ai dans mes bagages un ordinateur, quelques basiques
instruments de musique, et des habits (pour des raisons de poids et
d'encombrement, je m'étais limité à emmener de quoi tenir cinq jours). Ils sont
propres et ont été lavés quatre fois à Bali. Vous pouvez essayer de deviner
combien de temps j'ai passé ici. Sinon, la réponse est trois semaines. Trois
semaine non touristiques, contrairement à mon précédent séjour sur l'île. Trois
semaines passées presque intégralement à Ubud, une ville très culturelle du
centre de Bali, dans un petit bungalow constitué d'une salle de bain et une
terrasse au rez-de-chaussée, et d'une chambre à l'étage qui recouvre le tout.
Ce bungalow fait partie d'un hôtel, l'Abangan Bungalows, quasiment désert
depuis les attentats qui ont très fortement ralenti le tourisme sur l'île.
Mes vingt-et-une journées là-bas étaient assez
identiques les unes aux autres sans être monotones. Le premier matin, par
exemple. Je me levais sans réveil vers huit heures. Il faisait beau,
trente-trois degrés comme toujours. Je marchais vingt pas jusqu'à la petite
piscine tiède dans laquelle je tombais encore endormi. L'eau ainsi que les
couleurs chatoyantes de la nature me réveillaient doucement. Ketut, le
responsable de mon bungalow, m'entendant barboter commençait la confection d'un
ignoble café et d'une salade de fruits invariablement constituée de banane
délicieuse, ananas parfait et papaye fade. Après avoir nagé cinq minutes, je
rejoignais ma terrasse et commençais une série de mouvements tant destinés à me
réveiller le corps qu'à me maintenir en bonne santé. Ketut, en apportant son
œuvre interrompait mes exercices qui avaient assez duré de toute façon : cinq
minutes. Nous nous asseyions et tandis que je mangeais, mon hôte me racontait
son pays, sa philosophie, sa famille, sa culture. C'était bien. Ça pouvait
durer une heure, au bout de laquelle je lui signifiais que je ferais mieux de
m'y mettre. Me mettre à travailler.
En effet, et en dépit de tout ce que je viens de
raconter, je n'étais pas là en vacances. Il était 9h, au moins, et j'avais du
pain sur la planche. D'abord il me fallait trouver une idée, une idée
inspirante. Quelques mots ou un concept entier, un bout de fil sur lequel je
pouvais tirer. C'est ainsi que, me souvenant ma soirée de la veille, j'ai noté
:
Trouvé sur le sol de ma chambre
Un soir en rentrant
Le cadavre d'un scolopendre
Baignant dans le sang
Dans LE ou dans SON sang... dans LE sang était plus
léger une fois prononcé. Ce démarrage un peu surréaliste me plaisait bien même
s'il était un peu facile. Après tout, c'était mon premier jour de travail et je
ne comptais pas me bagarrer contre moi-même si tôt, j'avais trois semaines pour
cela. Alors allons-y à fond, me disais-je.
Poignard berbère droit dans le cœur
L'air affolé
Le visage couvert de sueur
Il me fixait
C'était parti, j'étais content. Progressivement,
j'arrivais à placer quelques expressions que j'aime bien (tétanisé par le
drame ou
en lutteur de foire), et à trouver des images qui me faisaient rire (blanc
comme une anglaise ou les Frères Jacques de l'assassinat). Malheureusement, alors que
j'avançais, une force, un complot anti-plaisir réunissait les preuves
accablantes de ma nullité. Vers midi, alors que je venais d'écrire un couplet
dans lequel j'étais assailli par des assassins (les fameux Frères Jacques), une
manifestation ou pire, une émeute interne éclata. Tout cela est débile, tu
as déjà écrit mille textes comme celui-ci, c'est tout sauf ce qu'il faut que tu
écrives pour ce troisième album, il faut du plus profond, pas ce genre de
conneries que tu écris au kilomètre. Mais comme je commence à me connaître et à être
un peu combatif face à ces élans anti-moi, je construisais une résistance, un
mouvement contestataire qui brandissait d'immenses banderoles "libérez
Albin". L'arbitre proposa que le combat soit reporté à plus tard car il
avait faim. Je partis déjeuner.
À Bali, on mange bien. On mange indonésien si on le veut
: nasi goreng, nasi campur, gado gado, et si on en a marre des aliments frits,
on mange "western" c'est à dire des pâtes, pizzas, salades, ce que l'on
veut. C'est le côté touristique qui permet ça. Je partis déjeuner en essayant
de réfléchir à ce texte. Comment lui trouver une issue qui satisferait l'une et
l'autre des deux parties qui se livraient bataille en moi. Je me proposais de
justifier le farfelu par le fait qu'il s'agissait d'un rêve. J'acceptais ma
proposition à condition qu'on assiste à mon réveil dans la chanson, et qu'à ce
moment là, je croie encore rêver. Ceci justifiant à mes yeux un énième texte
évoquant un rêve. La négociation fut close quand je trouvais Je me pince et
me fais très mal. Je fus convaincu, et je finis le texte en attendant mon repas. Je
savais que j'aurais quelques rustines à poser, quelques rimes à affiner mais
j'étais heureux de me dire que j'avais écrit mon premier texte. D'accord, il
n'était pas question que j'écrive d'autres textes comme celui-ci, farfelu et
sans refrain, mais j'avais au moins commencé à travailler, mon séjour
d'écriture était lancé. Je fêtais l'inauguration de mon troisième album avec
une Aqua et un nasi-goreng.
Maintenant, je ne suis plus au café Hati de tout à
l'heure, je suis collé à la fenêtre au dernier rang d'un avion bondé, entre
deux pays asiatiques. Mon voisin a les coudes étalés sur notre accoudoir commun
et je suis obligé de remonter les épaules et casser les poignets pour pouvoir
taper sur l'ordinateur. Je ne vois rien à ce que j'écris car l'écran n'est pas
assez ouvert en raison de l'exiguïté de l'espace que Malaysia m'offre pour
écrire. Il n'y a pas de télé dans le siège, d'ailleurs. Tout fout le camp. Mais
c'est un vol court, rien de grave.
Mon voisin est étonnant : il inspecte la planisphère du
magazine de la compagnie, l'air perdu. Et pour cause, il la tient à l'envers.
Je n'en crois pas mes yeux. Il cherche. L'Afrique se dresse comme un menhir.
Malheureusement, son ami finit par lui faire remarquer sa méprise et il
grommelle en retournant le magazine.
Revenons à nos moutons. En rentrant à l'Abangan Bungalow
après cet excellent déjeuner, je décidais de mettre ce texte en musique. Je montais
dans ma chambre et allumais l'ordinateur que j'avais installé la veille à côté
du petit clavier, du micro chinois et de la guitare japonaise. Ma petite
station d'enregistrement était en état de marche, je l'avais vérifiée la
veille. Attendant que le mac ait démarré, je regardais la rizière et les gens
qui y travaillaient. C'était incroyable d'être ici pour faire ce que j'y
faisais. Incroyable et je trouvais ça beau. Le mac était allumé. Je décidais de
composer à la guitare, non au clavier. C'était une chanson de guitare... Alors
je commençais à faire tourner deux notes qui me plaisent bien, des quintes, un
truc très banal mais jouissif. Repoussant l'assaut d'une idée parasite du type
"tu as déjà composé il pleut dans ma bouche et Avril 4000 sur la base de ce type
de quintes", j'essayais de trouver une mélodie qui partait de la tierce
majeure. Dans cette chanson, je raconte n'importe quoi et je dois l'assumer. Le
mode majeur appuiera cette franchise. Alors j'improvisais en partant de là sur
les mots du premier couplet. En enregistrant bien sûr car c'est dans les
brouillons qu'on trouve les idées.
Trouvé sur le sol de ma chambre
Un soir en rentrant
Le cadavre d'un scolopendre
Baignant dans le sang
Deux mesures sans chant pour aérer, puis j'essayais de
reproduire la même mélodie en disant les paroles suivantes.
Poignard berbère droit dans le cœur
L'air affolé
Le visage couvert de sueur
Il me fixait
N'IMPORTE QUOI !! commenta à haute voix la partie de moi qui me trouvait vraiment
ridicule.
Ta gueule ! commenta silencieusement l'autre partie.
Non attends, répète ?
Je répétais ces mots :
N'importe quoi, n'importe quoi... Oh, ça me plaisait bien,
et c'était un refrain !
J'arrêtais l'enregistrement pour réfléchir à ce qui
venait de se passer et à la compatibilité de ce que je venais de trouver avec
ce qui était déjà écrit. Oui, la chanson s'appellerait N'importe quoi.
Je referme l'ordinateur car on nous propose un dîner. Le
stewart offre du poulet avec des pommes de terre OU du poisson avec du riz. Mon
voisin demande le riz. C'est ça qui compte, le riz. Poisson ou poulet, il s'en
fout, il veut du riz car un repas sans riz n'en est pas un. Ça me rappelle
qu'en japonais, les mots repas et riz se disent tous les deux gohan, et c'est le même
idéogramme qui les représente à l'écrit. Un peu comme si en France, un repas se
disait et s'écrivait pain.
Le reste de ce premier après-midi fut consacré à une
activité qui m'inquiète moins que l'écriture de textes ou la composition de la
mélodie : celle de l'enregistrement d'une petite maquette avec une ébauche
d'arrangement, pour trouver quelques idées à chaud. Je ne savais pas si je
garderai ou non ces idées pour un disque, mais je prenais un certain plaisir à
laisser mes oreilles et mes mains rebondir sur cette nouvelle chanson, après
tout, c'est mon premier métier. J'avais envie d'un riff, un petit thème qui
conclurait les refrains, et les enrichirait un peu mélodiquement car n'importe
quoi c'est
pas très long, même répété deux fois. Je trouvais une descente, qui faisait, à
la guitare, un genre de ta-ta-ta-tin ta-ta-ta-tin. Je l'enregistrais en trouvant
que quand même elle faisait un peu beaucoup sixties, mais on verra.
À propos de on verra, à partir de cette première
chanson, je décidais d'étouffer mes doutes en attendant de voir ce qu'il en
resterait avec le recul, mon recul et celui de mes amis proches. Je me suis dit
on verra
un grand nombre de fois pendant ces trois semaines et je crois que j'ai eu
raison, le recul me rend plus tolérant.
Je suis maintenant dans un plus gros avion, un avion
avec des écrans dans les sièges, halleluya. Et surtout, miracle, un avion VIDE.
Tellement vide que chaque passager dispose d'au moins cinq sièges pour
s'allonger. J'ai retrouvé un couple de normands avec lequel j'ai sympathisé
dans l'avion à l'aller il y a trois semaines. On s'est croisés à Ubud la
semaine dernière et j'étais content en plein milieu de mon séjour solitaire de
croiser de vieilles connaissances. Nous n'avons pas grand chose en commun si ce
n'est de la sympathie, mais j'aime discuter avec eux, ils sont simples, ouverts
et sensibles. Ils ont l'air de ne pas avoir de préjugés. Depuis le début, je
n'ai pas manqué de possibilités de rencontres car d'une manière générale, mon
statut de sédentaire à l'Abangan Bungalow intriguait pas mal les touristes de
passages, qui après avoir remarqué que je passais mes journées dans l'enceinte
de l'hôtel, venaient me poser des questions. J'ai ainsi rencontré un
californien vivant à Kupang (Timor oriental) heureux de trouver à Bali du vinaigre
balsamique et des olives à ramener chez lui, où l'on ne trouve que du riz. Nous
sommes allés dîner au belge "café des artistes" et avons mangé de la
carbonade flamande en buvant un vin rouge d'Australie. Difficile à assumer mais
plutôt bon et surtout enchanteur pour mon nouvel ami. J'ai aussi rencontré une
femme écrivain qui ressemblait un peu à Léo Ferré, et qui me disait aimer
Higelin et son fils, -M-. Aussi un couple mère / fille sympa dont la mère
faisait (aimait faire) presque plus jeune que sa fille. Aussi un québécois venu
pour affaires, pour acheter des meubles. Un couple de bretons, jeunes, venus
chercher des mètres-cubes de bibelots et peintures à revendre à St-Herblain
dans la banlieue de Nantes, dans un cabanon loué pendant les fêtes dans la
galerie marchande d'un hypermarché. Que des gens très chouettes avec lesquels
j'ai aimé passer un moment à entendre une autre vision du voyage, une autre
vie.
Ta-ta-ta-tin Ta-ta-ta-tin.
En écoutant mon riff le lendemain, ça m'a sauté aux
oreilles : je pouvais coller
dessus N'IM-POR-TE-QUOI N'IM-POR-TE-QUOI !
Mais il fallait que ça soit chanté par quelqu'un
d'autre, un chœur, une réponse. Alors je me suis dit que je pourrais peut-être
mettre des choristes filles, comme un écho féminin à mon auto-ridiculisation.
Des filles confirment que c'est n'importe quoi. Comme à l'école.
Ça collait. Cette histoire de choristes allait
progressivement devenir un axe esthétique pour d'autres chansons et peut-être
tout l'album : un disque avec des choristes femmes sur plein de chansons, comme
chez Clo-Clo, mais pas disco, et pas trop second degré, à la recherche d'un
truc beau mais émouvant bien que frôlant la ringardise. Le concept pourrait
même s'étendre aux concerts, j'imaginais déjà inviter dans chaque ville une chorale
amateur pour chanter avec nous, en les faisant répéter un peu avant... Dans
cette éventualité il fallait écrire des chœurs simples et amusants... À suivre.
Maintenant, il est 01h44 heure de Bali, nous
survolons Calcutta. Je crois que je vais regarder un film et m'effondrer sur
mes cinq sièges. Après tout, qu'est-ce qu'un vol long courrier sans un film ?