Pistolet à plomb, carabine à plomb. La mode des armes à plomb a dû traverser la France dans les années soixante-dix, car en parlant avec d'autres de ma génération, je remarque qu'il n'était vraiment pas rare qu'une arme et quelques cibles traînent au fond d'un placard, à peine dissimulés. Le monde change. Il n'était pas inimaginable à cette époque qu'un père s'entraîne au tir avec son enfant. Et il n'était pas hallucinant que l'enfant puisse retrouver l'arme sans difficulté, le mercredi quand il rentrait du collège, deux heures plus tôt que le reste de la famille.
L'enfant de douze ans, ce jour-là, c'était moi. Deux heures hebdomadaires à combler. C'était le printemps, il faisait beau, et j'avais déjà passé les mercredis froids et sombres de l'hiver à fouiller la maison à la recherche d'images potentiellement érotiques ou du moins instructives. Ce moment était celui de l'interdit, du secret. Moi, seul dans la maison. Il n'était pas question de travailler. Une séance de tir au pistolet à plomb était bien plus adéquate.
Je m'étais installé sur la terrasse qui longeait la maison de bout en bout, côté jardin. Une longue bande de carrelage rouge à laquelle ma cible, punaisée sur un manche de bêche, donnait des airs de stand de tir. Tantôt Montand tantôt Delon, j'alternais les poses. De mon point de vue, tout était absolument réel. Et ça l'était.
À cette époque Julia et Enzo devaient être âgés de six et neuf ans, ils aimaient avoir un ami de douze ans, et moi j'aimais avoir ces petits amis qui constituaient en quelque sorte mon premier public. Ils étaient entrés, s'étaient installés sur les marches à mes côtés n'attendant rien de moi que le début du spectacle. Et je leur en donnais, du spectacle. Un tir de dos, un tir "french-cancan", un tir tête en bas entre les jambes... Parce que j'étais un grand de douze ans, chaque action était précédée d'un instant pédagogique. Précision + sagesse = sécurité. Je leur montrais un canon vide, un canon chargé. Leur expliquais le principe de l'air comprimé : lorsqu'on presse la détente, le pistolet libère soudain dans le canon une décharge d'air qu'il gardait comprimé. L'air en sortant propulse un petit plomb en forme de diabolo que nous avions placé à l'entrée du canon. Là. Dans ce sens. Simple comme bonjour. Canon vide. Canon chargé. Si personne ne met de plomb, il est vide. Pour l'instant il est vide, on voit le ciel au travers. Vu ?
Mon public était ravi. Après un court entracte, je décidais de faire passer l'intensité dramatique au cran supérieur. Attention les amis, maintenant, je vais me suicider sous vos yeux. Je plaçais le canon (vide) sur ma tempe. Les enfants n'en croyaient pas leur yeux. Mais que... Ne vous inquiétez pas, je sais parfaitement où je vais, j'ai douze ans.
Pan.
Merde.
Je restais debout l'œil dans le vide, l'arme balançant au bout de mon bras. J'essayais de comprendre la nature de ce pincement douloureux. Certainement l'air comprimé, une décharge bien appuyée contre la tempe, ça ne peut pas faire de bien. Mais quand même. Je m'affalais sur un fauteuil et enjoignais mes deux camarades de rentrer chez eux dans la plus grande discrétion, ce qu'ils faisaient sans discuter. Et me laissais aller, m'enfonçant de plus en plus profondément dans le fauteuil, le bras armé pendant par dessus l'accoudoir. Les derniers rayons du soleil formaient un peigne au travers des rangs de peupliers. Un vent frais caressait mon front. Tandis que je perdais connaissance, un filet de sang descendait le long de ma joue. Al Pacino.
Personne n'aimerait être ma maman en cette fin d'après-midi.
Son cri et la chute de ses sacs me réveillaient. Je n'étais donc pas mort. Réalisant l'horreur que représentait cette scène pour ma mère, je me dépêchais de lui expliquer qu'il n'y avait pas de plomb dans mon crâne, que j'avais simplement été tapé par l'air comprimé. La douleur et l'absence de goûter m'avaient ensuite fait tourner la tête. Mais j'allais bien. Et c'était vrai. Mais tout de même, nous partions à la ville faire une radio.
Le radiologue nous présentait un premier cliché : ma tête de profil. Au centre de mon crâne, juste au dessus de l'oreille. En suspension. Un petit diabolo de plomb, ratatiné. Comme au beau milieu de mon cerveau. Mais ?! Ça n'est pas possible, pas LÀ !! Pas en plein milieu ! Je devrais être MORT ! Calmez-vous. De profil, comment voulez-vous qu'on sache s'il a pénétré la boîte crânienne ou s'il est écrasé dessus... Attendons le cliché de face. Le radiologue sortait et rentrait à nouveau dans la pièce nous tendant un second cliché. Ma tête de face. Et au dessus de mon oreille, clairement HORS de mon cerveau, le petit diabolo de plomb écrasé contre l'os semblait me dire "que cela te serve de leçon".
Le médecin remarqua que le plomb, après s'être écrasé contre mon crâne, avait ripé de quelques centimètres sous la peau, mais vers où. Il allait falloir suivre son trajet pour aller le chercher. Pour cela, il fallait glisser une sorte d'aiguille à tricoter dans le trou et tâtonner jusqu'à toucher le plomb. On ne pouvait, bien évidemment, pas anesthésier pour cela. Une fois le plomb localisé (tic ! tic ! tic !) il fallait mémoriser l'itinéraire pour le reproduire avec une pince à épiler géante. Mais cette pince passait mal. Elle avait des difficultés à attraper le plomb (tic ! tic !) et à le tirer vers l'air libre sans le lâcher (tuc !). J'avais de la fièvre.
Mes ongles, mes dents, mes orteils s'enfonçaient les uns dans les autres.
Tout semblait me dire "que cela te serve de leçon".
Ce fut le cas.