mardi 8 avril 2008

Enregistrement Bungalow





Écriture

À l'automne 2006, je me suis envolé seul avec sur les épaules ma mini-guitare, mon mini-ordinateur, deux mini-enceintes, un mini-clavier et un maillot de bain. Je me suis posé à Bali dans un mini-bungalow en lisière de rizière. Mon programme était fabuleusement répétitif : Fruits, bain, thé, écriture de textes sur la terrasse, bain, nasi-goreng, bain, composition et maquettes sur mon ordinateur dans la chambre, bain, mie-goreng, dvd, cris d'animaux nocturnes. De cette période d'un mois, je suis rentré avec une douzaine de nouvelles chansons légèrement maquettées, c'est à dire provisoirement mises en forme avec une boite à rythme, et toutes sortes de percussions pas trop balinaises. Le résultat racontait franchement les histoires que je voulais raconter, mais au brouillon. J'étais heureux, le contenu de mon troisième disque était sorti de la marmite.
A mon retour en France, soumettant fièrement ma production à mon entourage, j'ai dû faire la part entre enthousiasme et perplexité. Certaines de mes chansons étaient comme ces tissus achetés au marché d'Ubud : magnifiques là-bas, un peu ridicules dans mon salon. J'ai commencé à recommencer. En alternance, ré-écrire, effacer, réécrire, revenir à la première version etc. Dans cette ambiance, les six premiers mois de mon année 2007 ont été étranges. Par choix, j'ai très peu travaillé pour les autres, ce qui m'a laissé beaucoup de temps seul chez moi, face à aux chansons venues ou à venir.


Lundi

En ce début d'été 2007, un an après notre dernier concert, j'ai donné rendez-vous à mes amis et musiciens Pascal Colomb, François Lasserre et Philippe Entressangle à Magnetica, le studio de mon non-moins ami et co-réalisateur Marlon B, à Paris.


Nous sommes tous réunis dans le studio, Marlon se tient devant la console (la table de mixage), la tête centrée entre les deux enceintes qui restituent à plein volume une de mes maquettes balinaises. Je suis à sa droite sur un fauteuil à roulettes. Derrière nous, enfoncés dans un canapé tellement plat qu'il ressemble à un tapis, Pascalou François et Philippe notent chacun à sa manière les informations importantes concernant la chanson que nous allons enregistrer. Philippe, batteur, inscrit les durées de chaque partie, en nombre de mesure. Huit mesures d'intro. 16 mesures de couplet, 8 de refrain avec arrêt sur la dernière, puis deux mesures de réintro. Ainsi de suite. François, guitariste, inscrit la liste d'accords, la trame dans laquelle il devra évoluer. Intro : Do mineur, Fa mineur en boucle pendant huit mesures. Couplet, pareil pendant 16 mesures mais plus léger car je chante. Etc. Pascalou, bassiste, dessine des spirales et des cubes. Il préfère mémoriser la chanson, chacun sa méthode. Pendant tout ce temps, Marlon éternue. Il est enrhumé.

Quand la chanson est repérée, quand les virages et les nids de poules sont localisés, tout le monde rejoint ses instruments dans des pièces isolées - l'intérêt de séparer les musiciens n'est pas d'éviter les bagarres, mais plutôt d'éviter que les micros qui enregistrent la batterie n'enregistrent de la guitare et vice versa.
Chacun chausse un casque dans lequel Marlon envoie du son : un métronome pour mettre tout le monde d'accord, ma voix enregistrée provisoirement, et les quelques instruments rescapés de mes maquettes enregistrées à Bali (choeurs bizarres, percussions...). C'est assez vide, tout reste à faire. Pour proposer une image aux plus visuels de mes lecteurs, je dirais que nous soumettons un squelette à une assemblée de spécialistes qui, après en avoir pris les mesures, lui ajouteront des organes, des  muscles, de la peau et quelques habits de bon goût.
Depuis notre poste de pilotage, Marlon et moi nous adressons aux trois musiciens simultanément grâce au talk-back, un micro intégré à la console qui est retransmis dans les casques. Nous ne nous voyons pas.

Marlon - Allô Tango-Papa-Bravo ? Vous avez tous vos casques sur les oreilles ?
Pascalou - AAAAh c'est trop fort ! Tu peux baisser le talk-back, Marlon ?
Marlon - Là ça va mieux ?
Pascalou - Quoi ??
Philippe - Albin, tu as déjà été sur des sites internet avec des vieilles dames ?
Moi - Non, oui, je sais pas, on pourra parler de ça plus tard ?
François - Je ne sais pas si vous m'entendez, mais moi, je n'entends rien dans le casque. Ou-ouuuu !
Marlon - (Avec l'accent québécois) Tabarnak, le monitor de François est magané... aaaatchoum !!! J'y vais.
Moi - Pascalou, tu peux prendre la basse Höfner, je préférerais un son plutôt médium, pas trop grave... Philippe, tu te souviens, il y a un passage un peu reggae, sur la maquette. J'ai fait ça par défaut mais en fait, je n'aime pas du tout. Donc je préférerais qu'on n'aille pas trop vers là.
Pascalou - On essaie ou quoi ?
François - Ah ça y est je vous entends. Salut bande de types !
Marlon - Salut François. On peut y aller. Allô tout le monde, il y a deux mesures de décompte et c'est le début de l'intro.
Philippe - Eh Marlon, tu as déjà fait l'amour avec plu...
Moi - OK, attention, ça tourne.

Les premières prises sont vraiment étranges. Chacun doit trouver une partie intéressante, compatible avec ce que font les autres (qui sont dans la même situation) et compatible, bien sûr, avec ma composition, ma voix, mon texte. Le tout doit, en outre, me plaire et plaire à Marlon. Notre rôle de réalisateurs consiste, à travers le talk-back, à les guider en soulignant ce qui marche et ce qui ne marche pas. Cela prend un certain temps, les prises se succèdent et s'améliorent. Avec des musiciens comme eux, c'est jouissif, et atrocement poilant. J'essaie de leur demander le moins de choses précises possible : avec le temps j'ai fini par comprendre que leurs idées sur leurs instruments respectifs étaient souvent plus intéressantes que les miennes. Et j'aimerais vraiment que ce disque soit un mélange de langages variés et riches plutôt qu'un empilement de couches d'un même langage (le mien). Au fur et à mesure des prises, toutes les transitions s'améliorent, et la chanson part dans une direction très inattendue. J'ai peur, mais je crois que c'est vraiment plus intéressant que la direction que j'imaginais. Marlon en est convaincu. On fonce.

Marlon - La dernière prise était super ! Je crois qu'entre celle-là et la précédente, on a la bonne, largement. Vous venez les écouter ?
Pascalou - Attends, j'en aurais bien fait une dernière...
François - Moi aussi, j'ai joué comme une poutre.
Marlon - T'es fou ?! C'était super ! Bon, si vous voulez on en refait une, ça coûte rien, mais bon.
Moi - Vous connaissez l'histoire de la girafe qui joue du saxophone dans l'orchestre de Count Basie ?
Tous - On s'en fout, on y va ?
Marlon - OK, (avec l'accent Belge) Alley, ça tourne.
En effet, la dernière est encore mieux. Philippe oublie de s'arrêter à la fin, du coup ils repartent tous pour un dernier refrain instrumental, et c'est super.
Dans la journée nous enregistrons les basse-batterie-guitare de trois chansons, c'est vraiment bien. À ce rythme, peut-être finirons-nous avec un jour d'avance, ou peut-être ramerons-nous pendant un jour entier sur un seul morceau, c'est tout à fait possible.


Vendredi

C'est d'ailleurs ce qui se passe. Après quatre jours d'un fluide et intense bonheur, nous coinçons sur la dernière chanson. Une journée entière de doutes, de versions A, B, C, version mambo, version slow... pour finalement que j'admette que cette chanson est une C.M.E.M.B.M. (Chanson Mal Écrite Mais Bien Maquettée - c'est les pires). C'est pourtant un grand classique dont je me méfie énormément lorsque je travaille pour d'autres que moi.
C.M.E.M.B.M. ?
Partons d'un postulat simple (et discutable, mais une autre fois) : une bonne chanson, c'est une bonne mélodie et un bon texte. L'interprétation et l'accompagnement font une version de la chanson, mais ne font pas la chanson.
Retournons à Bali. Disons que j'ai écrit un texte que j'aime beaucoup, mais son formatage (la durée des phrases, la taille des couplets, du refrain, le rythme du texte) est un peu irrégulier et ne m'inspire aucune musique. Première galère : difficile de composer une mélodie sur ces mots. Sans m'en rendre compte (ou évitant de m'en rendre compte), je compose une mélodie pauvre sur un accompagnement riche. L'un compensant l'autre. Je m'éclate car j'en profite pour vraiment enrichir la maquette, jusqu'à trouver cette chanson totalement à mon goût. Mais je ne me rends pas encore compte que la seule partie réussie de cette chanson est amenée à disparaître : c'est sa forme provisoire, sa maquette.
Malgré notre bonne volonté, le jour de l'enregistrement, il est trop tard pour résoudre le problème fondamental de cette C.M.E.M.B.M. Une journée entière de doutes, de versions A, B, C, version mambo, version slow. Et poubelle. Ou plutôt marmite : je l'y laisse retomber, pour qu'éventuellement elle ressorte sous une autre forme lors d'une prochaine session d'écriture. Peut-être pour un quatrième album. 
(note cinq ans plus tard : cette chanson, Lila, est toujours en chantier, je n'ai pas encore complètement résolu son problème)


Lundi suivant

Aujourd'hui et pendant les quinze jours à venir, je travaille seul avec Marlon. Philippe, Pascalou et François sont rentrés chez eux, le studio est beaucoup plus calme, c'est triste et beau à la fois. Nous projetons de travailler sur la première chanson que nous avons enregistrée lundi dernier : J'aime lire. Le squelette est maintenant un corps, nous devons l'habiller et le pomponner. Depuis le début, j'imagine un piano qui jouerait des accords aigus dans le refrain, et des notes graves dans les couplets. Marlon installe des micros autour du piano dans la pièce à côté, m'installe un casque et retourne à sa console. Je m'assieds au piano.

Marlon - Binbin le lapin, tu m'entends ?
Moi - Qui êtes-vous ?
Marlon - Joue un peu pour que je règle le son du piano...
Moi - Gling glong gling glong.
Marlon - OK. Je t'envoie le morceau.
Le morceau défile dans mes oreilles, mais le refrain passe trop vite, je n'ai jamais le temps de me mettre dedans. Je demande à l'écouter en boucle jusqu'à réussir exactement la partie de piano que j'entendais. Mais je n'y parviens pas, le son est toujours trop riche, je...
Marlon - Je t'arrête parce que franchement le son du piano ne rentre pas bien dans la musique. Tu veux pas essayer plutôt un clavinet (sorte de clavecin électrique) ? Un arpège un peu naïf, ça pourrait être bien...
Moi - Tu ne m'aimes pas, je le sais. Depuis le début tu essaie de me briser comme un... comme du... espèce de sale chameau.
Marlon - (Avec l'accent ougandais) Sorry angel, chorizo. Je ne voulais pas te vexer. Mais il faut dire que tu es susceptible, quand même, merde, on peut rien te dire.
Moi - Je suis peut-être susceptible, mais moi au moins, je ne suis pas... enfin, je me comprends.
Et on rit. On rit. On rit !

Marlon a installé le Clavinet, c'est super. Cet arpège est définitivement devenu l'un des principaux sons du refrain, mais il remet en question la guitare. Espérons que François pourra repasser pour rejouer sa partie en s'adaptant.


Lundi suivant lundi suivant

Marlon tourne les mises à plat. J'aime bien imaginer ce que vous comprenez de cette phrase.
Marlon tourne les mises à plat...

Nous avons fini les prises, tout s'est déroulé comme je vous l'ai raconté, y compris pour les autres chansons. Le seul aspect dont je ne vous parle pas est l'enregistrement des voix. Difficile pour moi d'en parler, je n'ai pas assez d'humour à ce sujet ni la distance suffisante. Disons que j'étais debout devant un micro (un U 47), un casque sur les oreilles dans lequel Marlon m'envoyait l'accompagnement. Je chantais bien ou mal, selon l'heure, la chanson, mon humeur et mon niveau de confiance en moi (niveau qui peut chuter dangereusement lorsque j'entends ma voix).
Voilà, mon troisième album est en attente de mixage. Alors en attendant la fixation définitive de l'espace et de l'équilibre entre les instruments, j'écouterai des mises à plat, tournées par Marlon.

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