jeudi 10 janvier 2008

Afrique à l'ouest

J'ai posé mon premier pied en Afrique au milieu des années quatre-vingt, j'avais alors quinze ans. C'était au Burkina Faso dans le cadre d'un voyage médiatico-humanitaire-pistonné , et j'en garde un intense souvenir. Trois semaines de vie chez l'habitant à Ouagadougou, avec un programme évidemment riche en découvertes culturelles. Entre autres par les multiples rencontres avec Thomas Sankara, le "Che africain". Le capitaine Sankara était, à trent-cinq ans, le chef révolutionnaire du gouvernement Burkinabé, engagé dans un grand nombre de luttes. Non-paiement de la dette africaine, libération de la femme, anti-corruption, anti-suprématie occidentale... Contrairement à la plupart de ses voisins, il avait considérablement réduit le train de vie du gouvernement en imposant la R5 plutôt que la Mercedes, se déplaçant lui-même souvent en vélo. C'était symbolique, et très fort. Renversé et assassiné par son bras droit un an après mon séjour au Burkina, il est devenu dans tout le continent un héros autant qu'un symbole. Ce voyage au Burkina Faso ayant été monté par 7 sur 7, Télérama et quelques ONG, il nous ouvrait d'étonnante portes. L'apprenti-punk de 15 ans que j'étais n'a compris que beaucoup plus tard la nature exceptionnelle du fait de planter un arbre avec Thomas Sankara, déjeuner et même jouer du blues avec lui.



Puis au milieu des années quatre-vingt dix, j'eus une seconde occasion de me promener en Afrique de l'ouest. Un mois et une semaine de tournée avec la chanteuse Angélique Kidjo. La star béninoise - que j'accompagnais aux claviers - n'était jamais rentrée en Afrique depuis son succès planétaire. Cette tournée promettait donc d'être incroyable, et elle le fut. Niger, Mali, Bénin, Togo, Ghana, Côte d'Ivoire. Près d'une semaine dans chaque pays puisque nous jouions seulement les week-ends. Un mois d'endroits incroyables, de gens incroyables, et de tout ce que provoque le fait de traverser ce continent avec le passeport de "musicien d'Angélique Kidjo". Nous faisions à peu près deux concerts par pays. Souvent un premier dans la grande et belle salle de la capitale (je me souviens par exemple de l'hôtel Ivoire à Abidjan), avec pour public un gratin d'officiels-présidents-militaires-ministres-expats-riches (le billet coûtait cher) assis dans de confortables fauteuils. Le second concert se déroulait dans le stade de foot, public debout et en voix, billet très abordable, multiples premières parties, concert à une heure du matin, pannes d'électricité, Angélique explosive, chaleur extrême, folie.
Entre autres, je me souviens de ce stade dont les gradins, 20 000 places, étaient grillagés. Étrange concert, et pourtant quelle communication avec le public ! Et ce jour, où arrivant dans le stade pour y installer les équipements, nous eûmes la surprise de trouver, en plein centre du terrain de foot, un ring de boxe de quatre mètres sur quatre et une prise électrique. Nous étions normalement sept sur scène, dont une batterie, un gros set de percussions, trois claviers en angle, un danseur et des choristes. Mais sur ce ring, on ne tenait qu'à trois. Il fallut remettre le concert à plus tard, ce qui ne fut un problème pour personne. Une scène fut construite, le public revint deux jours plus tard et l'embrasement eut lieu. Merveilleux.
Je me souviens du transistor que je dus remettre à un certain Erik "de la part de Jean-Prisu". On surnommait mon oncle "Jean-Prisu" en Afrique depuis les années soixante, pendant lesquelles il avait dirigé les succursales du grand magasin Prisunic dans les ex-colonies. Erik, qui avait été son chauffeur secrétaire conseiller, puis finalement amant, avait eu les larmes aux yeux en m'entendant dire "de la part de Jean-Prisu".
Je me souviens aussi, je ne sais plus dans quelle ville, de la distance incroyable qui séparait la scène du public. Peut-être vingt mètres de no man's land parsemé de militaires armés de gourdins pour assommer les téméraires. Ce soir-là, il était impossible de faire monter les fans sur scène, et impossible aussi de les faire participer en chantant, tant la distance nous séparant d'eux retardait le son. Angélique chantait, le public l'entendait en retard, répondait en retard, et nous l'entendions plus en retard encore ! Si bien que les chœurs ou les claps nous semblaient toujours complètement à côté de la plaque.
Je me souviens de ces nuits passées après ces concerts, à improviser avec des amis éphémères, au So What de Cotonou ou au Jazz Club de Bamako. Le jazz présente l'inestimable avantage d'être un langage pratiqué dans le monde entier : "Round about midnight" se joue à peu près de la même manière à Cotonou, Bamako, Tôkyô ou Montréal : mal. Seule la bière change.
Je me souviens aussi de cette nuit, celle de mon vingt-sixième anniversaire. La voiture allemande qui m'attendait au pied de l'hôtel pour la troisième fois consécutive. Il était quatre heures du matin et je n'avais dormi que cinquante minutes. J'étais en ruine. Une fois encore j'avais accepté l'invitation. Erik m'attendait assis sur le capot de la voiture, l'oreille collée au transistor que je lui avais apporté trois jours plus tôt. Mon rendez-vous était fixé à quatre heures trente. À sept heures je devais être de retour dans mon lit, les poches déformées par cinq fois mon salaire mensuel de musicien d'Angélique Kidjo.
La nouvelle patronne d'Erik, une grande dame brune, s'appelait Edmée. Elle était franco-émirati, son père vivait encore à Abu Dhabi. Erik m'avait parlé d'elle et de ses étranges pratiques au téléphone le lendemain de notre première rencontre. Il m'avait fait l'étonnante proposition après avoir remarqué mon intérêt pour les plaisirs.
Pendant que nous roulions en direction du point de rendez-vous, je vérifiais mon bagage. La toque, surtout. La tunique et la toque. L'habit constituait plus de la moitié de la réussite de ma mission, j'en avait bien conscience. Une autre partie de mon succès reposait sur la qualité du matériel et cette nuit-là, ma petite valise noire était impeccable car j'avais passé une bonne partie de l'après-midi à restaurer mes outils. Huit couteaux japonais, une pince à homard en plomb, un coupe-foie et la baïonnette à cou. Le reste dépendait de moi, de mon humeur, de mon état. Ma main droite tremblotait, je voyais flou, mon nez séché par le sable ne me révélait aucune odeur, et ma langue collait si fort au palais qu'il me fallait saliver par litres. Un peu inquiet, je profitais des dernières minutes de Mercedes pour tenter de réunir mes facultés.
Edmée nous attendait sur le pas de la porte de son simili-château caché derrière un baobab. Ses invités étaient déjà installés dans le grand salon triangulaire, en tenue. Ils étaient à peu près treize, en position du lotus sur des coussins de couleur disposés à même le sol tout autour de mon billot. Entrant dans le salon, je fus accueilli par un râle collectif. Les yogis multicolores arboraient un sourire grotesque désarmant. Leur bonheur me prenait à la gorge. Ma main droite tremblait toujours. Je savais la caméra d'Erik et Edmée postée derrière le miroir. Il fallait agir en douceur, prendre le temps, alors j'occupais la première heure à chalouper entre les coussins, la toque vissée sur mes dred-locks, rompant parfois le calme en giflant un méditant par surprise.
Puis, dévoilant ma nudité par les pans de ma tunique ouverte, je saisissais la mallette noire, la hissais à bout de bras et commençais à tourner sur moi-même. À mesure que je tournoyais, les regards concentrés sur moi me faisaient entrer en photosynthèse. Un halo d'oxygène se formait autour de ma silhouette, s'élargissant jusqu'à envahir la pièce. Dans le brouillard, les yogis formaient de petites taches colorées que je voyais défiler devant mes yeux. La température montait. Ma rotation s'accélérait. Le râle se faisait plus franc, plus continu. Plus aigu aussi. Au paroxysme de ma transe, je m'arrêtais brutalement, abandonnant mes yogis en équilibre au bord du nirvana. Alors le premier son mat retentissait. Plap ! Puis un second puis un troisième. Les yogis transis éclataient les uns après les autres comme du pop corn.


vendredi 1 juin 2007

Pianistes de Jazz et Présentatrices Météo (PJPM)

Préambule

Il existe dans le monde trois pianistes de jazz et une présentatrice météo vraiment supérieurs aux autres. Les pianistes sont Chick Corea, Herbie Hancock et Brad Meldhau, la présentatrice est Louise Bourgoin. 
Étant passionné de jazz autant que de présentation météo, je ne vous cache pas ma vénération pour ces quatre êtres.


Acte 1 : Montréal - Festival international de jazz
Juillet 2000

Je suis accoudé à la réception d'un hôtel chic quand un ami me fait remarquer que l'américain accoudé à ma gauche est Herbie Hancock. Il est là, comme nous, il attend la clé de sa chambre. Nous frissonnons, et pourtant nous ne sommes qu'au début de notre escalade vers l'incroyable : en tournant la tête, je remarque Chick Corea qui marche vers nous en me regardant intensément. Je donne un coup de coude dans le flanc de mon copain et lui glisse du coin de la bouche "Eh, regarde qui arrive, je rêve !". Corea s'approche et me fixe, je ne comprends pas. À deux mètres de moi, il me tend les bras. Pas à Hancock, à moi. 
Les trois secondes qui suivent se déroulent au ralenti. 
Il ouvre la bouche et me crie, l'air franchement heureux, "Braaaaad !". 
Arrivé à un mètre de moi, il réalise avec déception que je ne suis pas Brad Meldhau, me contourne en grommelant "Oh sorry" et va voir Hancock.
...
Beaucoup plus tard, vers trois heures du matin, je tente d'acheter des cigarettes au bar presque désert de l'hôtel. Sans l'avoir voulu, je me suis accoudé à côté de Chick Corea. Dès qu'il me remarque, son visage s'illumine à nouveau et il me dit "Hey ! Br... Oh sorry". 
Il a l'air tellement déçu.





Acte 2 : Paris XV - Studios de télévision 
7 Mai 2007

Il est 17h30. Je suis dans la salle d'attente d'un studio de télé. La répétition a eu lieu à 15 heures. Le tournage aura lieu à 20 heures. Je n'ai pas eu le courage de rentrer chez moi, à quarante minutes de scooter pour n'y rester que deux heures. Alors je passe le temps au téléphone, avachi un canapé. Je m'ennuie un peu et entre deux coups de fil, je m'assoupis.
Une superbe jeune femme avance vers moi au ralenti, dans un halo de lumière dorée et de paillettes d'argent. 
Je ne rêve pas, c'est Louise Bourgoin, celle qui caracole en tête de mon top 4 P.J.P.M. (Pianistes de Jazz et Présentatrices Météo). 
Je bondis. Elle semble heureuse de me voir. Je me retourne pour vérifier qu'Herbie Hancock n'est pas derrière moi. Non, personne. La voie est libre. Alors je lui envoie franchement mon sourire #47, un peu viril, mais aussi un peu fragile. Ça marche, elle approche et me lance un grand "Bonjouuur !". Un instant, j'imagine ses paroles suivantes... "vous allez me trouver ridicule, mais voilà, je vous ai vu depuis le couloir et j'ai eu envie de vous dire que... oh, comment dire, je suis tellement gênée...".
Mais non. Arrivé devant moi, elle prononce une phrase que je ne comprends pas, du genre "vous êtes le journaliste de Technikart ?".

mercredi 25 avril 2007

Karl et son œuf

Je me suis endormi dans un lit à Clermont-Ferrand et réveillé dans le même lit à Nancy. Diable, mais que... Je vous entends d'ici, ça vous la coupe. Ne nous emballons pas, laissez-moi vous expliquer comment et pourquoi, en ce moment, mon moyen de locomotion et ma chambre ne font qu'un. 
Voilà, en ce moment, je vis dans un tour-bus. Il s'agit d'un bus classique bien qu'allemand, dont l'intérieur a été totalement remanié en un mini-hôtel à l'usage des intermittents du spectacle en tournée. Douze couchettes, un salon calme, un salon télé dvd, un wc, une bouilloire, un frigo, et un poste de pilotage, quand même. Un bijou de miniaturisation ! Comme vous pouvez voir sur le petit dessin ci-joint, le couloir n'a pas bougé, il est d'origine. Le reste a été sérieusement bricolé. Les couchettes sont réparties autour dudit couloir et vont deux par deux, l'une sur l'autre. Elles mesurent environ deux mètres de long sur un mètre de large sur soixante centimètres de haut, ce qui est peu, très peu. Elles ferment grâce à un simple rideau rouge. Pour l'intimité, on a vu mieux. Dedans, une couette, un oreiller, une lampe, une prise, et un mini-filet à bagages fixé à la paroi pour glisser un téléphone, des boules quiès, un ipod ou des chips pour la nuit. La fenêtre est partagée entre la couchette du haut et celle du bas. Elle est recouvrable à l'envi d'un second rideau, gris.






Le chauffeur que nous appellerons Karl (alors qu'il s'appelle Dawid mais je ne trouve pas ça très crédible, Dawid avec un W, et ça ne fait pas très allemand) est allemand. C'est un dur. Il rigole rarement, peut-être jamais, même. Mais il conduit très bien. Il est perfectionniste à un point qui fout un peu la trouille. Ce matin, lorsque je lui ai dit « Bravo Karl, you drive very well, it's great », savez-vous ce qu'il m'a répondu ? «no, this night bad, I not good, normally you put a egg on table, it not move ! ». Waou. Faut pas le faire chier, lui. Remarquez, il vaut mieux ça qu'un mec qui fume des joints et qui picole en conduisant... Et puis il faut reconnaître qu'il a la vie dure. Imaginez, Clermont-Nancy en une nuit avec derrière son dos 12 intermittents ronflant comme des veaux. Puis Nancy-Lille, puis Lille-Brest, puis Brest-Bruxelles puis Bruxelles-Caen puis Caen-Orléans puis Orléans-Nantes et pour finir Nantes-Paris. À chaque fois, une nuit, pas plus - et pas moins - pour réussir. La journée pour dormir... pas fastoche.
Donc une heure ou deux après la fin du concert, nous remontons dans notre hôtel roulant et finissons la soirée entre nous, techniciens, musiciens et chanteuse, dans le salon du fond, à 90 à l'heure. Enfin rassasiés d'humour, suffisamment abrutis pour réussir à dormir, les uns après les autres, nous nous éclipsons en se souhaitant bonne nuit. Il s'agit alors de se changer debout dans le couloir (enlever un pantalon à pleine vitesse sur l'autoroute n'est pas à la portée de n'importe qui), de glisser les chaussettes malodorantes au fond des chaussures et ces dernières sous la couchette (du bas) et d'aller à la toilette. Les wc-lavabos sont tellement petits qu'on peut aisément tout y faire en même temps. 
Il est, disons, deux heures trente. Nous voilà allongés sur la couchette. Si tout va bien, on s'endort en douceur, bercés par le moteur. On se réveille comme une fleur dans une autre jolie ville, attirés par l'odeur du café. Mais en ce qui me concerne, le scénario peut être un peu différent. Notamment la première nuit d'une tournée.
Exemple vécu. 
La nuit commence mal. J'écoute de la musique en aléatoire sur mon ipod pour me détendre et je tombe sur Scelsi, compositeur italien du XXe dont la musique serpente entre justesse et fausseté. À cet instant, j'ai plutôt l'impression qu'on me scie les dents. Stress et saignement de nez.
Il fait huit cent degrés dans ma couchette. Je suis allongé presque nu, sur le ventre. Puis sur le dos. Enfin sur le côté droit. Gauche. Ventre. Dos. Droit. Gauche. Ventre. Dos. Jusqu'à m'assoupir quelques secondes, le temps de faire cet affreux cauchemar : nous dévalons à 160 km/h une forte pente et Karl s'est endormi. Je me réveille en sursaut, et me cogne la tête (60 cm) tout va bien, Karl conduit bien, l'œuf n'a pas bougé, du moins j'espère. Non, t'inquiète. Hmm. Je vais voir quand même. Mais non dors. J'y arrive pas. Ventre. Dos. Droit. Gauche. Ventre. Dos. Droit. Gauche. Je m'endors. Trois secondes. Tiens on s'arrête. Karl est tenu de s'arrêter trente minutes toutes les x heures. Bon, je m'endors. 
Il fait moins vingt. Je rêve que je suis nu sur la banquise et que ma couette est en neige. On démarre. Je me réveille. Je me rendors. Banquise. Je me réveille, mets un t-shirt et un pantalon. Je m'endors. On tourne à droite, je me cogne la tête à la fenêtre. Virage ? Freins ? On a quitté l'autoroute, alors ? Oui, j'entends une petite voix nasillarde, un mec de l'équipe guide Karl vers la salle où nous jouons ce soir. Merde, la nuit est finie et je n'ai dormi que cinquante fois une seconde. 
Heureusement, dans le catering (resto de la salle), une jeune femme nous accueille en souriant et nous souhaite la bienvenue. Café, viennoiseries, céréales, un peu de douceur. J'ai quand même les boules, je n'ai pas dormi. J'ai veillé toute la nuit sur un œuf.


vendredi 27 octobre 2006

N'importe quoi à Bali



N’IMPORTE QUOI À BALI
extrait du livre La Marmite, éditions La Machine à Cailloux


Octobre 2006. Je suis en ce moment au café Hati dans une galerie marchande de l'aéroport Ngurah Rai, à Denpasar, chef-lieu de l'île de Bali, province d'Indonésie, pays asiatique. Je bois une Danone Aqua, c'est à dire de l'eau. C'est drôle et pas drôle de remarquer qu'ici comme en France, l'eau appartient à Danone. Je vais payer cette eau 10 000 roupies, c'est à dire un peu moins d'un euro. C'est le prix d'un repas complet dans la rue, mais dans un aéroport, tout est plus cher, c'est connu. Il est 17h30. J'attends un avion qui me conduira à Kuala Lumpur en Malaisie. J'y arriverai vers 21h. J'attendrai là-bas deux heures et monterai dans un second avion qui, lui, me ramènera à Paris où j'atterrirai demain vers 14h, c'est à dire vers 7h heure de Paris. Je voyage avec Malaysia airline mais je vois peu de malaysiens autour de moi pour l'instant, d'ailleurs je ne sais pas si je saurais les reconnaître. Cette compagnie est bien car elle offre pour chaque siège, sur un écran personnel, une quarantaine de films dans différents langages ainsi que des jeux et des émissions plus ou moins asiatiques. Avec ça, le voyage passe beaucoup plus vite, c'est impressionnant. J'ai franchement hâte d'entrer dans l'avion.
J'ai dans mes bagages un ordinateur, quelques basiques instruments de musique, et des habits (pour des raisons de poids et d'encombrement, je m'étais limité à emmener de quoi tenir cinq jours). Ils sont propres et ont été lavés quatre fois à Bali. Vous pouvez essayer de deviner combien de temps j'ai passé ici. Sinon, la réponse est trois semaines. Trois semaine non touristiques, contrairement à mon précédent séjour sur l'île. Trois semaines passées presque intégralement à Ubud, une ville très culturelle du centre de Bali, dans un petit bungalow constitué d'une salle de bain et une terrasse au rez-de-chaussée, et d'une chambre à l'étage qui recouvre le tout. Ce bungalow fait partie d'un hôtel, l'Abangan Bungalows, quasiment désert depuis les attentats qui ont très fortement ralenti le tourisme sur l'île.
Mes vingt-et-une journées là-bas étaient assez identiques les unes aux autres sans être monotones. Le premier matin, par exemple. Je me levais sans réveil vers huit heures. Il faisait beau, trente-trois degrés comme toujours. Je marchais vingt pas jusqu'à la petite piscine tiède dans laquelle je tombais encore endormi. L'eau ainsi que les couleurs chatoyantes de la nature me réveillaient doucement. Ketut, le responsable de mon bungalow, m'entendant barboter commençait la confection d'un ignoble café et d'une salade de fruits invariablement constituée de banane délicieuse, ananas parfait et papaye fade. Après avoir nagé cinq minutes, je rejoignais ma terrasse et commençais une série de mouvements tant destinés à me réveiller le corps qu'à me maintenir en bonne santé. Ketut, en apportant son œuvre interrompait mes exercices qui avaient assez duré de toute façon : cinq minutes. Nous nous asseyions et tandis que je mangeais, mon hôte me racontait son pays, sa philosophie, sa famille, sa culture. C'était bien. Ça pouvait durer une heure, au bout de laquelle je lui signifiais que je ferais mieux de m'y mettre. Me mettre à travailler.
En effet, et en dépit de tout ce que je viens de raconter, je n'étais pas là en vacances. Il était 9h, au moins, et j'avais du pain sur la planche. D'abord il me fallait trouver une idée, une idée inspirante. Quelques mots ou un concept entier, un bout de fil sur lequel je pouvais tirer. C'est ainsi que, me souvenant ma soirée de la veille, j'ai noté :

Trouvé sur le sol de ma chambre
Un soir en rentrant
Le cadavre d'un scolopendre
Baignant dans le sang

Dans LE ou dans SON sang... dans LE sang était plus léger une fois prononcé. Ce démarrage un peu surréaliste me plaisait bien même s'il était un peu facile. Après tout, c'était mon premier jour de travail et je ne comptais pas me bagarrer contre moi-même si tôt, j'avais trois semaines pour cela. Alors allons-y à fond, me disais-je.

Poignard berbère droit dans le cœur
L'air affolé
Le visage couvert de sueur
Il me fixait

C'était parti, j'étais content. Progressivement, j'arrivais à placer quelques expressions que j'aime bien (tétanisé par le drame ou en lutteur de foire), et à trouver des images qui me faisaient rire (blanc comme une anglaise ou les Frères Jacques de l'assassinat). Malheureusement, alors que j'avançais, une force, un complot anti-plaisir réunissait les preuves accablantes de ma nullité. Vers midi, alors que je venais d'écrire un couplet dans lequel j'étais assailli par des assassins (les fameux Frères Jacques), une manifestation ou pire, une émeute interne éclata. Tout cela est débile, tu as déjà écrit mille textes comme celui-ci, c'est tout sauf ce qu'il faut que tu écrives pour ce troisième album, il faut du plus profond, pas ce genre de conneries que tu écris au kilomètre. Mais comme je commence à me connaître et à être un peu combatif face à ces élans anti-moi, je construisais une résistance, un mouvement contestataire qui brandissait d'immenses banderoles "libérez Albin". L'arbitre proposa que le combat soit reporté à plus tard car il avait faim. Je partis déjeuner.
À Bali, on mange bien. On mange indonésien si on le veut : nasi goreng, nasi campur, gado gado, et si on en a marre des aliments frits, on mange "western" c'est à dire des pâtes, pizzas, salades, ce que l'on veut. C'est le côté touristique qui permet ça. Je partis déjeuner en essayant de réfléchir à ce texte. Comment lui trouver une issue qui satisferait l'une et l'autre des deux parties qui se livraient bataille en moi. Je me proposais de justifier le farfelu par le fait qu'il s'agissait d'un rêve. J'acceptais ma proposition à condition qu'on assiste à mon réveil dans la chanson, et qu'à ce moment là, je croie encore rêver. Ceci justifiant à mes yeux un énième texte évoquant un rêve. La négociation fut close quand je trouvais Je me pince et me fais très mal. Je fus convaincu, et je finis le texte en attendant mon repas. Je savais que j'aurais quelques rustines à poser, quelques rimes à affiner mais j'étais heureux de me dire que j'avais écrit mon premier texte. D'accord, il n'était pas question que j'écrive d'autres textes comme celui-ci, farfelu et sans refrain, mais j'avais au moins commencé à travailler, mon séjour d'écriture était lancé. Je fêtais l'inauguration de mon troisième album avec une Aqua et un nasi-goreng.
Maintenant, je ne suis plus au café Hati de tout à l'heure, je suis collé à la fenêtre au dernier rang d'un avion bondé, entre deux pays asiatiques. Mon voisin a les coudes étalés sur notre accoudoir commun et je suis obligé de remonter les épaules et casser les poignets pour pouvoir taper sur l'ordinateur. Je ne vois rien à ce que j'écris car l'écran n'est pas assez ouvert en raison de l'exiguïté de l'espace que Malaysia m'offre pour écrire. Il n'y a pas de télé dans le siège, d'ailleurs. Tout fout le camp. Mais c'est un vol court, rien de grave.
Mon voisin est étonnant : il inspecte la planisphère du magazine de la compagnie, l'air perdu. Et pour cause, il la tient à l'envers. Je n'en crois pas mes yeux. Il cherche. L'Afrique se dresse comme un menhir. Malheureusement, son ami finit par lui faire remarquer sa méprise et il grommelle en retournant le magazine.
Revenons à nos moutons. En rentrant à l'Abangan Bungalow après cet excellent déjeuner, je décidais de mettre ce texte en musique. Je montais dans ma chambre et allumais l'ordinateur que j'avais installé la veille à côté du petit clavier, du micro chinois et de la guitare japonaise. Ma petite station d'enregistrement était en état de marche, je l'avais vérifiée la veille. Attendant que le mac ait démarré, je regardais la rizière et les gens qui y travaillaient. C'était incroyable d'être ici pour faire ce que j'y faisais. Incroyable et je trouvais ça beau. Le mac était allumé. Je décidais de composer à la guitare, non au clavier. C'était une chanson de guitare... Alors je commençais à faire tourner deux notes qui me plaisent bien, des quintes, un truc très banal mais jouissif. Repoussant l'assaut d'une idée parasite du type "tu as déjà composé il pleut dans ma bouche et Avril 4000 sur la base de ce type de quintes", j'essayais de trouver une mélodie qui partait de la tierce majeure. Dans cette chanson, je raconte n'importe quoi et je dois l'assumer. Le mode majeur appuiera cette franchise. Alors j'improvisais en partant de là sur les mots du premier couplet. En enregistrant bien sûr car c'est dans les brouillons qu'on trouve les idées.

Trouvé sur le sol de ma chambre
Un soir en rentrant
Le cadavre d'un scolopendre
Baignant dans le sang

Deux mesures sans chant pour aérer, puis j'essayais de reproduire la même mélodie en disant les paroles suivantes.

Poignard berbère droit dans le cœur
L'air affolé
Le visage couvert de sueur
Il me fixait

N'IMPORTE QUOI !!  commenta à haute voix la partie de moi qui me trouvait vraiment ridicule.
Ta gueule ! commenta silencieusement l'autre partie.
Non attends, répète ?
Je répétais ces mots :
N'importe quoi, n'importe quoi... Oh, ça me plaisait bien, et c'était un refrain !
J'arrêtais l'enregistrement pour réfléchir à ce qui venait de se passer et à la compatibilité de ce que je venais de trouver avec ce qui était déjà écrit. Oui, la chanson s'appellerait N'importe quoi.
Je referme l'ordinateur car on nous propose un dîner. Le stewart offre du poulet avec des pommes de terre OU du poisson avec du riz. Mon voisin demande le riz. C'est ça qui compte, le riz. Poisson ou poulet, il s'en fout, il veut du riz car un repas sans riz n'en est pas un. Ça me rappelle qu'en japonais, les mots repas et riz se disent tous les deux gohan, et c'est le même idéogramme qui les représente à l'écrit. Un peu comme si en France, un repas se disait et s'écrivait pain.
Le reste de ce premier après-midi fut consacré à une activité qui m'inquiète moins que l'écriture de textes ou la composition de la mélodie : celle de l'enregistrement d'une petite maquette avec une ébauche d'arrangement, pour trouver quelques idées à chaud. Je ne savais pas si je garderai ou non ces idées pour un disque, mais je prenais un certain plaisir à laisser mes oreilles et mes mains rebondir sur cette nouvelle chanson, après tout, c'est mon premier métier. J'avais envie d'un riff, un petit thème qui conclurait les refrains, et les enrichirait un peu mélodiquement car n'importe quoi c'est pas très long, même répété deux fois. Je trouvais une descente, qui faisait, à la guitare, un genre de ta-ta-ta-tin ta-ta-ta-tin. Je l'enregistrais en trouvant que quand même elle faisait un peu beaucoup sixties, mais on verra.
À propos de on verra, à partir de cette première chanson, je décidais d'étouffer mes doutes en attendant de voir ce qu'il en resterait avec le recul, mon recul et celui de mes amis proches. Je me suis dit on verra un grand nombre de fois pendant ces trois semaines et je crois que j'ai eu raison, le recul me rend plus tolérant.
Je suis maintenant dans un plus gros avion, un avion avec des écrans dans les sièges, halleluya. Et surtout, miracle, un avion VIDE. Tellement vide que chaque passager dispose d'au moins cinq sièges pour s'allonger. J'ai retrouvé un couple de normands avec lequel j'ai sympathisé dans l'avion à l'aller il y a trois semaines. On s'est croisés à Ubud la semaine dernière et j'étais content en plein milieu de mon séjour solitaire de croiser de vieilles connaissances. Nous n'avons pas grand chose en commun si ce n'est de la sympathie, mais j'aime discuter avec eux, ils sont simples, ouverts et sensibles. Ils ont l'air de ne pas avoir de préjugés. Depuis le début, je n'ai pas manqué de possibilités de rencontres car d'une manière générale, mon statut de sédentaire à l'Abangan Bungalow intriguait pas mal les touristes de passages, qui après avoir remarqué que je passais mes journées dans l'enceinte de l'hôtel, venaient me poser des questions. J'ai ainsi rencontré un californien vivant à Kupang (Timor oriental) heureux de trouver à Bali du vinaigre balsamique et des olives à ramener chez lui, où l'on ne trouve que du riz. Nous sommes allés dîner au belge "café des artistes" et avons mangé de la carbonade flamande en buvant un vin rouge d'Australie. Difficile à assumer mais plutôt bon et surtout enchanteur pour mon nouvel ami. J'ai aussi rencontré une femme écrivain qui ressemblait un peu à Léo Ferré, et qui me disait aimer Higelin et son fils, -M-. Aussi un couple mère / fille sympa dont la mère faisait (aimait faire) presque plus jeune que sa fille. Aussi un québécois venu pour affaires, pour acheter des meubles. Un couple de bretons, jeunes, venus chercher des mètres-cubes de bibelots et peintures à revendre à St-Herblain dans la banlieue de Nantes, dans un cabanon loué pendant les fêtes dans la galerie marchande d'un hypermarché. Que des gens très chouettes avec lesquels j'ai aimé passer un moment à entendre une autre vision du voyage, une autre vie.
Ta-ta-ta-tin Ta-ta-ta-tin.
En écoutant mon riff le lendemain, ça m'a sauté aux oreilles :  je pouvais coller dessus N'IM-POR-TE-QUOI N'IM-POR-TE-QUOI !
Mais il fallait que ça soit chanté par quelqu'un d'autre, un chœur, une réponse. Alors je me suis dit que je pourrais peut-être mettre des choristes filles, comme un écho féminin à mon auto-ridiculisation. Des filles confirment que c'est n'importe quoi. Comme à l'école.
Ça collait. Cette histoire de choristes allait progressivement devenir un axe esthétique pour d'autres chansons et peut-être tout l'album : un disque avec des choristes femmes sur plein de chansons, comme chez Clo-Clo, mais pas disco, et pas trop second degré, à la recherche d'un truc beau mais émouvant bien que frôlant la ringardise. Le concept pourrait même s'étendre aux concerts, j'imaginais déjà inviter dans chaque ville une chorale amateur pour chanter avec nous, en les faisant répéter un peu avant... Dans cette éventualité il fallait écrire des chœurs simples et amusants... À suivre.
Maintenant, il est 01h44 heure de Bali, nous survolons Calcutta. Je crois que je vais regarder un film et m'effondrer sur mes cinq sièges. Après tout, qu'est-ce qu'un vol long courrier sans un film ?

samedi 29 octobre 2005

Il pleut dans ma bouche




Avec
Yael Naïm : guitare, chœurs
François Lasserre : ukulele, chœurs
Pascal Colomb : banjo, chœurs


Filmé et diffusé sur Arte en 2005 dans l'émission "Die nacht - La nuit".
Réalisé par Paul Ouazan et Thierry Auger - Son : Jean-Yves Puyat

Wonderful Yaël Naïm





Avec Yaël Naïm - What a wondeful world

Filmé et diffusé sur Arte en 2005 dans l'émission "Die nacht - La nuit".
Réalisé par Paul Ouazan et Thierry Auger - Son : Jean-Yves Puyat

samedi 1 octobre 2005

Je ne danse jamais




Le clip de la chanson Non merci.


Tourné en 2005 par Laurent Thessier dans mon appartement et celui de ma voisine de palier. 
Ce tournage, qui a donc mobilisé l'immeuble et beaucoup d'amis (dont majoritairement la grande Julie Ferrier), s'est transformé en une super soirée. Ça se voit je crois.

dimanche 22 mai 2005

Questionnaire Sophie Calle - Grégoire Bouiller, les inrockuptibles #493

Quand êtes-vous déjà mort ?
Ce matin, au moment de la sonnerie de mon réveil.
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je viens de vous le dire, un réveil, Ducon.
Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
C’est un peu particulier dans mon cas, car j’ai été élevé par une bête dans une grotte. C’est ma marraine, Simone. J’ai bu au sein jusqu’à l’âge de 20 ans. Je mesure 6 mètres.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
J’ai l’impression que vous ne m’écoutez pas.
Vous manque-t-il quelque chose ?
De l’art. Peu de gens créent. Or, j’affirme que tout le monde peut être un artiste.
Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Mais qui êtes vous ?
D’où venez-vous ?
Et que font ses parents ?
Jugez-vous votre sort enviable ?
Depuis que j’ai renoncé à faire quoi que ce soit de mon argent, j’estime avoir une vie enviable, oui. Sauf lorsque je fais la vaisselle.
À quoi avez-vous renoncé ?
...
Que faites-vous de votre argent ?
...
Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
(tousse).
Quels sont vos plaisirs favoris ?
Écouter Simone. Elle joue merveilleusement du piano. Elle est géniale. Elle a fabriqué son piano toute seule avec des trucs récupérés. J’adorerais qu’elle me l’offre.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Tout sauf un T-shirt trop grand de Phil Collins, un DVD d’Austin Powers ou un slow d’Elton John vieux. Je déteste.
Citez trois artistes vivants que vous détestez.
Je ne répondrai pas à cette question vicelarde qui cherche de manière détournée à savoir quels artistes vivants on déteste. C’est de la manipulation sournoise.
Que défendez-vous ?
La liberté de m’arrêter de répondre maintenant. Je sens que je faiblis.
Qu’êtes-vous capable de refuser ?
Rien... OK, je continue.
Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
Les yeux. Je n’aime pas voir. Quelquefois, je me réveille, je déjeune, et puis je vois. Je n’aime pas ça. Ça m’agace.
Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
Par amour, j’écoute les reproches, j’essaie de les comprendre, de changer.
Que vous reproche-t-on ?
Rien.
À quoi vous sert l’art ?
À me faire aimer plus que les autres, sans doute.
Rédigez votre épitaphe ?
« À l’hôpital Velpeau ? »
Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
En réveil, pour devenir un agresseur !

mardi 3 mai 2005

JE VAIS CHANGER (2005)

  1. J'ai changé
  2. Avril 4000
  3. Ces mots stupides (en duo avec Jeanne Cherhal)
  4. Tu ne peux rien faire
  5. Non merci
  6. Notre homme
  7. Je te manque
  8. L'homme patient
  9. Il pleut dans ma bouche
  10. Démonia
  11. Elle fréquentait la rue Pigalle
  12. Simone
EMI/Virgin - Editions BMG/Universal


Photo et graphisme : David Zacharias
Réalisé par Albin de la Simone
Enregistré et mixé par Jean-Baptiste Brunhes aux studios Vega et Ferber
Avec Jérôme Goldet (basse), Pascal Colomb (guitares), Fabrice Moreau et Patrice Renson (batterie)...

lundi 2 mai 2005

Présentation de Je vais changer par Christophe Conte

Je vais changer, dit-il, mais vous n’êtes pas obligés de le croire. Pourtant, il s’est passé tant de choses depuis son premier album, tombé de nulle part ou presque en 2003, qu’Albin de la Simone ne pouvait rester de marbre à l’approche du second, inflexiblement drapé dans ses principes et droit dans ses bottes. Changer oui, mais changer quoi ? Alors que ses chansons ne ressemblent à rien de connu, n’épousent aucune des lignes officielles de la Chanson Française - nouvelle ou moins nouvelle - un moindre battement d’aile aurait pu en compromettre les délicats équilibres, provoquer une cascade de petits changements méchamment irréparables. Alors qu’on rassure son public – passé, actuel et même futur – Albin a changé mais il a conservé l’essentiel. Il ne porte plus de débardeur en éponge, ne chausse plus du 18 mais il est toujours cet enfant qui s’amuse avec la musique et les mots comme s’il s’agissait d’un Meccano, d’un Lego pour l’ego, accessoirement d’une thérapie (qui chante). Et surtout, changement de taille : il ne se cache plus. Rappel des faits : Albin de la Simone est l’un des musiciens dont nombre de chanteurs français – nouveaux ou moins nouveaux – aiment à s’attacher depuis quelques années les services. Son premier album, il l’a conçu en passager clandestin, une fois les séances de studio terminées pour les autres, entre chien et loup dont il s’improvisa le dompteur, en organiste onaniste et en parolier soliloquant. Seuls quelques visiteurs du soir, Feist et Souchon pour une paire de duos mémorables, vinrent troubler cette solitude volontaire. Le miracle eût lieu, on lui proposa de sortir un disque de ces chansons de la 25ème heure, et la critique unanime ne tarda pas à applaudir le style bondissant, l’humour à couleur variable – du jaune au noir – et l’écriture pour le moins cocasse de ce garçon nullement empesé comme tant d’autres par les citations et les lieux communs. 

Encore un peu trop bizarre pour toucher le cœur du grand public, Albin aura réussi à constituer autour de ses concerts une petite amicale prometteuse de fans. Il a beaucoup tourné, jamais en rond, rarement en bourrique, parfois en vedette américaine et parfois en vedette tout court, poursuivant néanmoins ses à-côtés toujours plus nombreux : il a joué sur scène avec Murat, accompagné en studio l’éclosion des derniers JP Nataf et Mathieu Boogaerts – dont le style lunaire a inspiré au passage la chanson J’ai changé. Il a même réalisé pour la première fois un disque, celui de Bastien Lallemant, en quatre jours chrono. Il était fin prêt, après tel exercice sans filet, pour attaquer la réalisation du sien. Il a changé, au moins sa méthode. Pour l’enregistrement du second album, il en a terminé avec les heures volées au sommeil et l’isolation claustrophobe. Albin a rassemblé un groupe autour de ses instruments, filé vers le sud – au studio Véga de Carpentras –  et laissé ses airs respirer dans les poumons des autres, les chansons se métamorphoser sous l’impulsion collective. Du coup, une vitalité nouvelle y circule, de grandes bouffées de naturel les soulèvent, les trouvailles jaillies de l’improvisation se font plus nombreuses, tandis qu’il a retrouvé au mixage sa complicité quasi télépathique avec Renaud Letang et Jean-Baptiste Brunhes. Pour un bon aperçu des humeurs les plus solaires, quasi californiennes, de l’album, se reporter à Tu ne peux rien faire ou Je te manque, deux chansons qui attendrissent leur désespoir à grand renfort d’harmonies pop et apaisantes. C’est moins le cas sur le lugubre et magnifique Notre homme, où Albin quitte un instant son petit manège enchanté pour s’en aller sur un terrain pour le moins glissant, dont il ressort non seulement sans fracture mais avec en prime une profondeur de champ (et de chant) nouvelle. 
Tout l’art de funambule auquel il nous avait habitué avec le premier album, perché sur un fil entre le rire et l’effroi, devient ici carrément un exercice de haute voltige. Les souvenirs éparpillés de sa jeunesse, évoqués en deux endroits, prennent ainsi tour à tour l’aspect truculent d’un jerk enragé lorsqu’il évoque de cauchemardesques virées en boîte (Non merci) et ailleurs celui d’une vision nocturne onirique proche de Tim Burton (Il pleut dans ma bouche). À ce surréalisme végétal répond par contraste le réalisme urbain de Elle fréquentait la rue Pigalle, classique du Paname d’avant-guerre (Piaf, 1939) dont Albin détourne la gouaille originelle d’une voix blanche comme une lame de couteau.

Plusieurs invités de marque se bousculent à l’entrée de Je vais changer. À commencer par la piquante Jeanne Cherhal, le temps d’un remake tout en frottements de voix câlines du fameux duo incestueux, Something stupid, jadis roucoulé par Frank et Nancy Sinatra. Autre invitée : la guitare. À l’époque premier album, l’emmanchée était restée au clou, elle fait ici une entrée particulièrement remarquée. On l’entendra ainsi saucissonner le refrain euphorique de Avril 4000, tournoyer de façon maléfique autour de Notre homme ou emprunter des accents Harrisoniens pour les beaux yeux virtuels de Démonia. Dernière invitée, et pas des moindre : Simone, ou plutôt LA Simone. Cette créature, mi-aquatique, mi-imaginaire, est à la fois la marraine d’Albin et la concierge scrupuleuse de son site internet. Elle est parfois sa mauvaise conscience, certains jours elle est sa muse, d’autres fois Albin s’exclame dans un élan flaubertien : «  Simone, c’est moi. » Dans son corps coule du sang arc-en-ciel de Caméléon. À la fin de la miniature effrayante et drolatique qui lui est consacrée, au terme de l’album, vous resterez ainsi en son humide compagnie le temps d’un récital de 20 minutes, entre piano-bar mal barré (ça tangue un peu) et après-midi d’une jeune fille en fleur qui pianote pour tuer l’ennui. Simone existe vraiment, c’est bien elle qui joue, elle a dix ans de conservatoire dans les pattes, mais ça non plus vous n’êtes pas obligé de le croire.    

Christophe Conte - 2005